Vingt-cinq ans après la chute de l’Union soviétique, le capitalisme apparaît triomphant. Ses effets sont partout. Bien que les inégalités entre les États-nations soient globalement en déclin, les inégalités au sein des États augmentent. Les économies occidentales sont revenues à des niveaux d’inégalité jamais vus depuis la fin du dix-neuvième siècle. Les anciens États communistes ont payé le prix pour plus de liberté politique avec davantage d’insécurité économique, et les bénéfices en matière de liberté politique n’ont pas été aussi généreux qu’espéré.
De nouvelles formes d’autoritarisme se sont développées au sein des accords institutionnels qui étaient formellement démocratiques. En Russie, les oligarques accommodants voient leurs intérêts économiques bien protégés. Aux États-Unis, une certaine forme d’intérêts commerciaux s’est presque entièrement emparée des deux principaux partis politiques. En Afrique du Sud aussi les inégalités ont augmenté depuis la fin de l’apartheid, et à en juger par la tuerie de Marikana, les revendications pour plus d’égalité de salaire et de traitement peuvent se heurter à une répression violente.
Entretemps, la gauche politique–en gros ceux qui cherchent le type de redistribution de richesses et de pouvoir qui est en contradiction avec un gouvernement autoritaire, les intérêts débridés des entreprises et les inégalités économiques– se débat encore pour formuler un ensemble d’idées capables de décrire ce qui ne va pas et ce que nous devons faire pour y remédier. Le socialisme–même la démocratie sociale– est en retrait sur le plan économique. La planification économique, autrefois considérée comme nécessaire par soucis d’une plus grande égalité, d’un bien-être général amélioré, et même par soucis d’efficacité économique, a été supplantée par la « liberté » économique. Bien trop souvent, ceci se résume à la « liberté » des intérêts du monde de l’entreprise à piétiner le faible au nom de toujours plus de profits, ou inversement, à la « liberté » d’un employé de vendre son travail pour un salaire inférieur à ce qui est nécessaire pour vivre.

Mamunur Rashid/Demotix (All rights reserved)
Workers carry sand from ships on the outskirts of Dhaka. They earn 250 Taka ($ 3.30) per each day of work.
C’est dans ce contexte que certains de gauche se sont tournés vers les droits de l’homme comme un moyen de formuler des revendications pour la justice sociale et l’égalité. La promesse des droits est qu’ils récupèrent l’idée centrale du néolibéralisme–que la liberté humaine est peut-être la valeur politique la plus importante. Les droits, dans ce qu’ils ont de meilleur, poussent cette logique jusqu’au bout. La liberté de la pensée et de l’action politique par rapport à l’ingérence étatique est bien sûr importante. Mais qu’en est-il des autres libertés, de la liberté par rapport à la maladie, l’ignorance et la pauvreté ? De la liberté de se réaliser et de poursuivre une vie saine, bien informée et confortable ?
La plus grande contribution de la gauche politique à la théorie des droits est la suivante : si les droits politiques sont de quelque valeur qui soit, ils impliquent la reconnaissance des moyens nécessaires pour les exercer. Les droits civils et politiques sont indissociables des droits économiques et sociaux. Bien sûr, une éducation adéquate, la santé, le logement et l’emploi, sont de bonnes choses en soi, mais on ne peut pas tenir pour acquis le fait que tout le monde pense que chacun y a droit. La beauté de l’indivisibilité est son défi central : si vous vous souciez vraiment de liberté politique, alors vous devez vous préoccuper de liberté économique.
Mais la liberté économique, dans ce sens, n’est pas seulement l’autonomie. Elle est la réalisation de soi. La liberté économique, comprise comme étant la condition préalable nécessaire pour l’exercice des droits politiques, n’implique pas la protection absolue des droits de propriété. Elle exige au contraire la redistribution des biens économiques dans la mesure nécessaire pour assurer que tout le monde ait un accès plus ou moins égal aux moyens de la réalisation de soi. Car sans ces moyens, les droits civils et politiques sont dépourvus de sens.
Une description des droits de l’homme qui mette l’accent sur cette indivisibilité est peut-être la seule façon que la gauche ait aujourd’hui de persuader les libéraux et les conservateurs, ou au moins ceux qui se soucient réellement de liberté, que la redistribution importe. Les biens économiques doivent être élargis en tant que droit à ceux qui ne les possèdent actuellement pas.
Les droits viennent bien sûr avec tout le poids du passé. Ils sont souvent compris, en particulier à gauche, comme un ensemble de revendications purement juridiques. En d’autres mots, les droits se fondent en lois. Pour être appliquées, les lois dépendent trop fortement d’un ensemble d’institutions que de nombreuses personnes à gauche voient, avec une certaine justification, comme étant trop faibles ou trop compromises pour apporter toute forme de changement social significatif. Il n’est pas bon de demander à un juge membre de l’élite, via des avocats également membres de l’élite, de faire quelque chose de vraiment égalitaire. Sa classe sociale et d’autres préjugés vont interférer. Même si ce n’est pas le cas, une solide tradition de retenue judiciaire le fera. Au mieux, une revendication politique rénovatrice sera essorée à travers le système juridique et en ressortira grandement atténuée en matière de droit juridique. Ce droit va ensuite être virtuellement impossible à faire respecter, car toutes les institutions chargées de le faire sont gérées par les mêmes intérêts que le juge est censé brider. Les droits exigent également une bureaucratie stable qui respecte l’état de droit et une justice indépendante. Ceci ne peut pas toujours être garanti.Les biens économiques doivent être élargis en tant que droit à ceux qui ne les possèdent actuellement pas.
Cet argument présente une acuité évidente. Mais il est trop réducteur. Il y a deux problèmes de base. Premièrement, même de petites victoires juridiques peuvent aider à catalyser un changement social positif quand les circonstances sont favorables. En Afrique du Sud, la décision Grootboom n’est pas restée sans suites mais a suscité des décisions judiciaires subséquentes, une réforme de la politique gouvernementale et une action politique. Ces réformes et actions ont donné aux pauvres en Afrique du Sud beaucoup plus de droits fonciers et d’opportunités dans les zones urbaines, ce qui pourrait progressivement se traduire par des prestations complètes dans le domaine des logements sociaux.
En Inde, c’est l’affaire portée devant la justice par le PUCL qui cherchait à lutter contre la mortalité due à la famine dans un contexte où il y avait plus que suffisamment de nourriture pour tout le monde. La faim et la famine n’ont pas disparu, mais des améliorations nécessaires dans la distribution alimentaire ont été apportées avec succès, y compris la protection et l’extension des programmes d’alimentation scolaire. Des centaines de groupes de droit à la nourriture ont été formés suite à cette affaire pour faire avancer cette cause.
Il y a de nombreux autres exemples de contentieux en matière de droits socio-économiques, avec divers degrés de succès. Ils montrent que si les décisions judiciaires ne font pas l’objet d’une mobilisation politique et d’une action de suivie, elles peuvent rester lettre morte. Mais si elles le sont, elles peuvent créer des opportunités pour une action politique vraiment transformatrice.
Deuxièmement, les revendications de droits ne sont pas simplement des revendications juridiques. Les droits sont fondamentalement des revendications politiques inspirées par les valeurs d’émancipation : dignité humaine, liberté et égalité. Le contexte dans lequel les droits émergent leur fournit leur contenu politique. Ils n’ont pas besoin d’être reconnus juridiquement pour avoir une force politique. En effet, laisser les droits aux avocats et aux tribunaux les prive en grande partie de leur potentiel. Revendiquer des droits revient à repousser les frontières du politiquement possible. Cela revient également souvent à défier ceux qui détiennent le pouvoir de tenir leurs engagements politiques, ou à exposer les contradictions dans ces engagements.
C’est précisément ces qualités qui rendent les discussions sur les droits potentiellement utiles dans la lutte pour la justice sociale. À gauche, nous pouvons mettre au défi les autres de dire comment, s’ils se soucient tant de liberté politique, ils peuvent se permettre de ne pas se préoccuper du genre de liberté économique nécessaire pour y arriver.
Les droits économiques et sociaux ne sont pas la panacée mais ils valent la peine que l’on se batte pour eux, y compris en rendant le système juridique plus réceptif aux valeurs qui les sous-tend. Jusqu’à ce que quelque chose de mieux arrive, ils pourraient bien être tout ce que nous avons.

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