Le débat actuel autour du soutien apporté par le Rwanda au M23 (le plus récent des groupes rebelles au nord du Kivu) a concentré l'attention internationale sur l'est de la République Démocratique du Congo (RDC), une région déchirée par la crise.
Les médias se sont surtout intéressé à l'implication des pays voisins. Le rapport final du Groupe d'Experts des Nation unies sur la RDC, qui a fait l'objet d'une fuite auprès de Reuters le 16 Octobre, a renforcé les conclusions préliminaires montrant un soutien du M23 par le Rwanda. De plus, la rapport a aussi trouvé des preuves que l'Ouganda soutient les rebelles congolais. Mais il semble que la fuite n'a pas eu d'influence sur la candidature du Rwanda au Conseil de sécurité des Nations unies.
Le thème central de ce débat risque fort de se trouver réduit à la question de savoir qui doit être blâmé pour cette nouvelle rébellion : l'état et l'armée défunts de Kinshasa ou la cupidité et la soif de pouvoir des mandataires du Rwanda? Même s'il est indispensable d'analyser les raisons immédiates de l'essor du M23, et alors qu'on a besoin de trouver d'urgence une solution à cette crise, les débats actuels ont tendance à laisser de côté le contexte extrêmement compliqué des conflits passés et présents. En présentant quelques unes des évolutions à long terme qui se sont produites dans la région pendant les 150 dernières années, cet article tente d'introduire quelques éléments de l'histoire du Rwanda et du Kivu dans le débat.
À l'époque pré-coloniale, le Kivu était gouverné par des royaumes très hétérogènes, dont certains n'exerçaient qu'un pouvoir assez faible. À la frontière est du Kivu cependant, un royaume beaucoup plus centralisé, possédant une cour royale et une armée permanente, s'était établi peu à peu dans la région correspondant à l'actuel Rwanda. Dans la seconde moitié du 19ème siècle, le puissant roi Rwabugiri, lança des campagnes militaires expansionnistes contre les royaumes du Kivu afin d'unifier davantage ses territoires. Même si Rwabugiri ne parvint à établir sa loi dans le Kivu que pour de brèves périodes dans les années 1890[1], ce chapitre de l'histoire régionale est souvent exploité par certains idéologues contemporains pour justifier la présence du Rwanda dans l'est du Congo.
Ainsi, en 1996, l'actuel président rwandais, Pasteur Bizimungu, justifia l'invasion par le Rwanda de ce qui était alors le Zaïre en présentant aux diplomates étrangers une carte censée représenter le royaume de Rwabugiri, qui comprenait la plus grande partie du Kivu.
C'est seulement lors de la conférence de Berlin en 1885 que les pouvoirs coloniaux européens ont commencé à tracer des frontière sur la carte de l'Afrique. Il fallut quinze années de plus pour que les premiers colons Européens arrivent au lac Kivu. Les administrateurs belges établirent lentement leur présence sur les berges occidentales du lac, pendant que leurs homologues allemands faisaient la même chose côté est. Et il fallut encore dix ans pour qu'ils se mettent d'accord pour tracer une frontière entre leurs colonies: ce qui jusqu'alors n'avait été qu'une étendue de volcans, de collines et de plaines au nord et au sud du lac Kivu était devenu une frontière fixe, du moins dans l'esprit et sur les cartes des puissances coloniales.
Cependant, cela ne changeait pas grand chose pour la population de ces endroits. Les courants d'échange séculaires, le pastoralisme et les migrations saisonnières ne cessèrent jamais entre ce qui était devenu le Ruanda-Urundi et le Congo belge. Ces liens commerciaux étaient prolongés par des cultures et des traditions communes. Cela resta le cas pendant toute la période de la colonisation belge. Léopoldville, l'actuelle Kinshasa, se situait à plus de 1500 kilomètres du Kivu, alors que les collines du Rwanda étaient à portée de vue. Même Mobutu, président du Zaïre de 1965 à 1997, pendant la plus grande partie de son règne, ne parvint pas à forger une identité nationale congolaise assez centralisée pour que les habitants du Kivu portent leur regard vers Kinshasa.[2]
Le conflit et la violence ne s'introduisirent dans les relations régionales que progressivement. Les épisodes pré-coloniaux de combat furent suivis par les politiques administratives coloniales, par l'échec du processus de démocratisation, par le choix de Mobutu de favoriser certaines sections de l'élite tutsi, puis la perte de ce statut dans les années 1980, qui tous contribuèrent à empoisonner les relations entre les communautés présentes dans le Kivu.
À l'époque du Congo belge, des centaines de milliers de Hutus et Tutsis rwandais furent déplacés contre leur volonté par les administrateurs belges et amenés de la colonie du Ruanda-Urundi à la région du Kivu qui était moins peuplée et cherchait désespérément de la main d'œuvre. Ces migrations forcées firent que les Banyarwanda (« ceux qui viennent du Rwanda ») devinrent majoritaires dans certaines régions du Kivu, provoquant des tensions entre eux et la population indigène.[3] Sous Mobutu, de nouvelles vagues de réfugiés principalement tutsis arrivèrent à la suite de la violente lutte pour l'indépendance du Rwanda entre 1959 et 1962, et du coup d'état de 1973.
Le coup de grâce à ces relations de plus en plus agitées survint au début de la guerre civile rwandaise. Elle vit s'affronter les extrémistes hutus du régime et le Front patriotique rwandais (FPR), un groupe rebelle mené par des Tutsis. Ce dernier recruta largement parmi les Tutsi du Zaïre qui, après avoir perdu leur statut privilégié dans les années 1980, se sentaient menacés et se rallièrent à la cause du FPR. La guerre civile se termina en juillet 1994, le génocide rwandais faisant 800 000 victimes tutsis et hutus modérés. Cela provoqua l'afflux de plus d'un million de réfugiés, qui traversèrent la frontière pour venir dans le Kivu. Des raids dans le territoire rwandais par d'anciens génocidaires entretenaient une grave insécurité le long de la frontière congolo-rwandaise. Un nouveau niveau de méfiance ethnique avait été atteint, qui contribua à diviser la communauté Banyarwanda selon les ethnies. L'une des principales raisons pour lesquelles le Rwanda décida d'envahir le Zaïre en 1996, puis le Congo en 1998, était la volonté de protéger les communautés tutsis situées dangereusement au Congo. [4]
Aujourd'hui encore, Kigali ainsi que les groupes armés congolais menés par les Tutsis, comme le CNDP, le prédécesseur du M23, utilisent cet argument pour rationaliser leur cause. Pour citer un journaliste ougandais favorable à Kigali: « Est-ce que le Rwanda, qui a perdu un million de personnes et un pays entier, ne mérite pas de s'impliquer aussi en RDC, juste de l'autre côté de sa frontière, là où il n'y a pas d'État pour protéger son peuple contre les menaces d'un autre génocide? »
La violence a toujours joué un rôle important dans les relations entre le Rwanda et le Kivu. Depuis les années 1990, cependant, le Kivu a connu des cycles de violence extrême et fratricide sans précédent. C'était provoqué soit directement par une invasion du Rwanda, soit par des groupes armés que ce pays soutenait : l'AFDL en 1996, le RCD en 1998 et le CNDP en 2006. Et aujourd'hui, Kigali est accusé de soutenir le M23.
L'addendum au rapport intérimaire du Groupe des Experts des Nations unies affirme qu'en échange du soutien de Kigali, le M23 devait faire campagne pour la sécession dans le Nord- et Sud-Kivu, comme l'avait fait son prédécesseur qui prétendait lui aussi suivre un programme sécessionniste. Le Ministre congolais de la Sécurité Richard Muyej aurait déclaré: « Le M23 est un autre nom du Rwanda. Tout cela fait partie du plan machiavélique du Rwanda pour déstabiliser l'Est. » Un rédacteur en chef ougandais justifie les tendances prétendument sécessionnistes du M23 en arguant des liens entre les Tutsis congolais et leurs homologues rwandais. De telles affirmations naissent de l'histoire commune entre le Rwanda et le Kivu.
Évidemment, l'essor du M23 n'a pas été provoqué par la colonisation Belge ou par la politique de Mobutu consistant à diviser pour mieux régner. Il a plus probablement été déclenché par une combinaison d'événements récents : l'insistance de la Cour pénale internationale à extrader Bosco Ntaganda, les plans de Kabila pour démanteler les réseaux de l'ex-CNDP dans l'est du Congo, et le refus de Kigali d'abandonner ses intérêts économiques, militaires et politiques au Kivu. Et pourtant, le fait que les gouvernements et les groupes armés jouent des sentiments sécessionnistes pour rallier des appuis montre que l'histoire de la région continue à être importante aujourd'hui.
Le passé de la région ne justifie pas les interventions rwandaises au Kivu. Loin de là. Pourtant, il est clair qu'il faut prendre aussi en compte les évolutions à long terme, c'est-à-dire les relations profondes entre les peuples, les cultures et les histoires de la région, plutôt que de se concentrer sur les seules causes immédiates des crises de la région. Il est probable que les mémoires partagées de la violence vont continuer à façonner l'avenir commun de la région. Aussi, afin d'empêcher les idéologues d'exploiter ces souvenirs, la prochaine étape devrait viser à mitiger leur nature potentiellement dangereuse. On pourrait ainsi faire avancer les choses en promouvant les initiatives locales qui visent à créer une plateforme où les victimes, les auteurs des violences et les observateurs de l'un ou l'autre camp puissent parler de leurs expériences du passé violent et les partager.
Michel Till est le responsable du projet pour les Grands Lacs auprès de l'Institut de la Vallée du Rift (Rift Valley Institute). Comme toujours sur openDemocracy, toutes les opinions exprimées dans cet article lui sont propres et ne reflètent pas nécessairement celles de son organisation.
Traduit par Ludmilla Barrand
[1] Voir Isidore Ndaywel è Nziem (2008) Nouvelle Histoire du Congo. Des origines à la République démocratique, Bruxelles: Le Cri, p. 205-206.
[2] Voir David Newbury (2001) ‘Precolonial Burundi and Rwanda: Local Loyalties, regional royalties’ The International Journal of African Historical Studies, 34:2, 255-314, Ici: p. 263
[3] Séverin Mugangu (2007-8) ‘La crise foncière à l’est de la RDC’ L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire. Stefan Marysse, Filip Reyntjens, Stef Vandeginste, Paris: L’Harmattan p. 394-5.
[4] Voir Filip Reyntjens (2009) The Great African War. Congo and regional geopolitics, 1996-2006, Cambridge: Cambridge University Press.
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