
L'Emancipation à La Réunion by Alphonse Garreau. Wikimedia Commons.
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Les systèmes de servitude qui se sont développés depuis la fin du XIXe siècle sont aujourd’hui - certains depuis peu - tous illégaux mais numériquement en augmentation. Toute mise en parallèle avec l’un des plus massifs, des plus denses des trafics de traite d’êtres humains dans l’histoire, la traite et le système esclavagiste transatlantiques du XVIe au XIXe siècle, est source d’anachronismes et d’erreurs d’interprétation. Pourtant, l’analyse comparative passé/présent prend un réel intérêt au niveau de la lutte contre ces trafics et procédés d’asservissement. Elle met à jour l’argumentation antiesclavagiste de longue durée qui fut forgée aux XVIIIe et XIXe siècles, à laquelle puisèrent organismes internationaux et organisations non gouvernementales du XXe siècle. Elle implique par conséquent une relecture critique de l’abolitionnisme dans l’histoire, une évaluation de ses forces, de ses faiblesses.
Un point historiographique. Lacunes et silences.
L’historiographie occidentale a pris peu de recul critique à l’égard des courants abolitionnistes. On assimile encore bien souvent, en France par exemple, l’abolition de l’esclavage de 1848 à l’action d’un seul homme, Victor Schœlcher, occultant ainsi une globalité historique plus complexe. Peu de travaux comparatifs des grands courants antiesclavagistes ont été entrepris. Les pays européens ou les États-Unis envisagent encore cette histoire de manière nationale. Alors que toutes les tendances abolitionnistes, notamment en Europe et aux Caraïbes-Amériques, exercèrent une réelle influence les unes par rapport aux autres.
Cette historiographie a peu - ou pas du tout - retenu le rôle des esclaves et de leur résistance dans les processus de suppression de la servitude. Rares furent les abolitionnistes à reconnaître l’impact des rébellions d’esclaves et de la tension sociale permanente qui régnait dans les colonies, sur les décisions d’abolition. En outre, une majorité des procédures de suppression de l’esclavage se déroula dans des contextes conflictuels, ce qui relativise l’analyse des arguments moraux et humanitaires alors majoritairement utilisés. Il en fut ainsi à Saint-Domingue/Haïti en 1791-1793, jusqu’en 1803 puis dans les colonies françaises lors de la Révolution de 1848, dans les îles danoises des Caraïbes la même année, dans les colonies britanniques après la grande rébellion survenue en Jamaïque en 1831-1832, dans plusieurs colonies espagnoles d’Amérique du Sud et à Cuba pendant la Guerre de Dix Ans, ainsi qu’aux États-Unis.

“Leonard Parkinson, a captain of Maroons, taken from the Life”, aquarelle de H. Smith. Extrait de Bryan Edwards, Jamaica Assembly, The Proceedings of the Governor and Assembly in regard to the Maroon Negroes, Londres, 1796. Domaine public.
Les esclaves demeurèrent les grands silencieux de cette histoire. Contrairement aux colonies britanniques, espagnoles des Amériques ou aux États-Unis, aucun témoignage d’esclave n’existe pour les colonies françaises, ni pendant l’esclavage, ni au moment de l’abolition ou après. Face à ce silence, le monumental corpus des documents émanant des abolitionnistes occidentaux recèle pourtant, lui aussi, lacunes et imprécisions. Des lacunes relatives, notamment, à leurs réactions aux engagements des esclaves eux-mêmes, au silence qu’ils gardèrent face aux appels incessants que furent les actes de résistance des esclaves qui n’eurent pas moins d’intensité au XIXe siècle que pendant les périodes précédentes. Quelle utilisation les abolitionnistes firent-ils des témoignages concrets dont ils purent disposer au sujet des réalités du régime de l’esclavage et des stratégies de survie progressivement élaborées par les esclaves ? Quels doutes ont-ils émis quant aux informations dont ils disposaient en Europe ?
Pour une relecture critique de l’abolitionnisme
Il s’agit d’une relecture multiple, celle des textes des abolitionnistes mêmes, celle des interprétations auxquelles leurs interventions et leurs débats purent donner lieu et, dans le cas français, celle de la politique coloniale dans laquelle s’inscrivit l’abolition.
La plupart des partisans de l’abolition de l’esclavage ne se rendirent pas dans les colonies et ignoraient les réalités des rapports sociaux qui s’étaient établis entre maîtres et esclaves. Aucun d’entre eux ne se lança dans une attaque contradictoire en règle de l’argumentation économique pro-esclavagiste. C’est dire les faiblesses de leurs arguments face aux enjeux financiers rappelés dans tout débat. Les considérations économiques avancées par les abolitionnistes étaient le plus souvent non abouties, floues et non évaluées. En fait, lorsqu’ils abordèrent la question des intérêts commerciaux, maritimes, fonciers et financiers qui étaient en jeu, les abolitionnistes se préoccupèrent tout d’abord de les ménager et de le faire savoir. Certes Schœlcher établit des tableaux comparatifs des économies avec et sans esclavage, mais l’ensemble resta théorique et non chiffré.
Enfin, il convient de signaler qu’aucun abolitionniste du XIXe siècle ne remit en cause le principe même d’expansion coloniale et de réduction des populations des territoires occupés au statut de peuples colonisés. Les nombreux réformateurs sociaux parfois qualifiés d’utopistes s’exprimèrent relativement peu au sujet de l’esclavage et de la colonisation, estimant qu’une savante organisation associative mettrait fin, là comme ailleurs, aux injustices sociales et que la colonisation de terres et de peuples nouveaux apporterait le progrès social. En résumé, les modalités d’abolition proposées garantiraient, selon leurs auteurs, le respect de la propriété privée, les taux de production, d’exportation, les prix des sucres, les intérêts de la marine marchande et attireraient de nouveaux investisseurs dans les colonies : telle était la parole économique des abolitionnistes. Une attitude qui servait indirectement les intérêts des planteurs et des armateurs, laissant s’éterniser la question d’une session parlementaire à l’autre. En outre, certains antiesclavagistes se montrèrent sensibles aux préjugés que les planteurs et leurs délégués nourrissaient à l’égard des esclaves. Beaucoup d’entre eux estimèrent en effet que les esclaves n’étaient guère aptes à mesurer le prix de leur liberté et à continuer de travailler après leur émancipation. Par ailleurs, ils s’aventurèrent peu sur le terrain diplomatique, que la plupart d’entre eux maîtrisaient mal. Les arguments utilisés furent essentiellement d’ordre moral, religieux, voire humanitaire. Des arguments forts certes, mais insuffisants face au poids économique des enjeux, à la fois privés et nationaux.
Un autre point pourrait être considéré comme une force : la Société des Amis des Noirs créée à Paris à la fin du XVIIIe siècle puis le Comité abolitionniste de la Société de la Morale Chrétienne (1822) et la Société française pour l’abolition de l’esclavage (1834) - tous fondés en référence aux modèles britanniques - figurent au nombre des premiers organes constitués, en France, en fonction d’une cause précise, d’ordre social et politique. Cela aurait pu être une force réelle si ces sociétés avaient adopté une plus grande cohésion interne et mené des actions collectives, populaires et plus déterminées auprès des gouvernements successifs. Mais Guillaume de Felice, dans l’Appel qu’il leur lança en 1846, mesurait une forme d’impuissance : « Ou bien ces abolitionnistes ne comprennent pas la portée du mot qu’ils prononcent, ou ils ont des raisons assez puissantes pour se tranquilliser sur la prolongation d’un crime, ou enfin ils ne sentent pas à quoi ils sont personnellement obligés dans une pareille question »… Réaffirmant l’urgence d’« établir la parfaite criminalité de l’esclavage colonial », il concluait : « Ce que je crains le plus, ce n’est pas l’opposition à mes idées : c’est l’indifférence et l’inaction » (Cf. Guillaume de Felice, Émancipation immédiate et complète des esclaves, appel aux abolitionnistes, Paris, Delay).
Une liberté très encadrée
Les décrets qui accompagnèrent celui de l’abolition, signés à Paris en avril 1848 par le Gouvernement provisoire sur proposition de la Commission d’abolition de l’esclavage présidée par Victor Schœlcher, instauraient un ensemble de droits et libertés dits républicains, dont le vote au suffrage universel masculin pour la désignation de représentants à l’Assemblée nationale. Selon leurs instructions, les commissaires généraux de la République qui remplaçaient les gouverneurs allaient « accomplir, au nom de la République, ce grand acte de réparation » d’un « crime de lèse-humanité ». Mais quelques semaines après les proclamations de l’abolition, une nouvelle phase de colonisation et de contrôle social des populations était mise en œuvre. Sur place, les mots de l’émancipation furent ordre, travail, famille, oubli du passé, réconciliation sociale et reconnaissance à l’égard de la République émancipatrice1. De multiples procès politiques jugés en conseils de guerre envoyèrent aux bagnes plusieurs dizaines de personnages jugés « dangereux », incendiaires et autres « meneurs » dont les condamnations devaient être exemplaires2. Une série d’arrêtés de « police du travail » réglementa dans ses moindres détails la vie, l’emploi, les déplacements des « nouveaux libres ». Un régime de contrôle social que Schœlcher, écarté du pouvoir, put qualifier d’« attentat aux libertés individuelles ».
Une distance inédite s’est ainsi établie dès 1848 entre la théorie exprimée par les décrets de l’abolition et les réalités. Les discriminations existantes, une rupture délibérée avec la connaissance du passé furent même un des moyens de survie du système colonial. La politique d’« oubli du passé » généra des mythes politiques qui influencèrent profondément l’écriture de l’histoire, les modalités de sa transmission et de ses célébrations. Plusieurs étapes commémoratives consacrèrent, au XXe siècle, les manipulations du passé qui répondirent à de paradoxales nécessités économiques et commerciales pour les unes, aux besoins d’une vaste parade coloniale pour les autres.
Aujourd’hui, le combat contre l’esclavage moderne prend la forme d’une brillante énumération d’arguments moraux contre des forces et des circuits économiques à toute épreuve. Une lutte qui n’apparaît que plus inégale au travers du prisme de la relation passé/présent. Les multiples facettes de la servitude semblent bien illustrer l’inefficacité des principes face aux contraintes des relations économiques internationales. Et l’indifférence globale d’une opinion publique pourtant informée ne fait que conforter cet état de fait.
- Cf. les analyses et les documents très complets fournis par Oruno D. Lara dans l’ouvrage La liberté assassinée. Guadeloupe, Guyane, Martinique et La Réunion, 1848-1856, Paris, Editions L’Harmattan, 2005. ↩
- Voir la liste des procès politiques jugés par les cours d’Assises et par les conseils de guerre en Guadeloupe, publiée dans Oruno D. Lara, Guadeloupe. Le dossier Sénécal. Voyage aux sources de notre indépendance. Avec trois esclaves : Martinique, Guyane, Haïti, Paris, Éditions du CERCAM, 2012. ↩
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